Entre le bœuf et l’âne gris

par | 22 décembre 2022 | Idées

Sarcophage de Marcus Claudianus, Rome

Une crèche n’est pas simplement la réunion de la Sainte-Famille autour d’un heureux événement. La Nativité n’est rien sans le bœuf et l’âne, qui ont beaucoup de choses à nous dire.

La crèche que nous connaissons remonte à saint François d’Assise. Le soir de Noël 1223, il organise à Greccio, petit village du Latium, la première crèche vivante de l’histoire. François est allé en pèlerinage à Jérusalem, il a été marqué par sa visite à Bethléem. A Greccio, il veut offrir aux Italiens un Bethléem « grandeur nature », loin des dangers et des périls d’une Terre Sainte sous domination ottomane. Il veut surtout incarner l’Incarnation, c’est-à-dire rendre plus sensible aux yeux des chrétiens ce que célèbre Noël : Dieu s’est fait homme.

La Crèche, incarnation de l’Incarnation

Toute la théologie de François d’Assise tient, au fond, dans la crèche, incarnation de l’Incarnation, comme elle tient également dans les stigmates dont il sera marqué, signes de sa passion de la Passion. Les redondances syntaxiques traduisent ici une surabondance théologique.

À Greccio, François choisit une grotte pour y célébrer la messe de Noël. Des villageois y interprètent les personnages de la crèche. On place même un bébé dans la mangeoire. Pour parachever le tout, on fait venir un bœuf et un âne aussi. Pourquoi cette présence animale dans la crèche ? Nulle part, elle n’est mentionnée dans l’évangile de Luc, qui constitue pourtant le récit le plus complet de la Nativité. Certains historiens avancent que c’est là pure invention de saint François, dont chacun connaît l’affection qu’il porte à la Création et à toutes les créatures. Plus « scrupuleux », d’autres vont chercher l’explication dans l’évangile du pseudo-Mathieu, apocryphe du VIe siècle : « Marie entra dans l’étable, elle mit son enfant dans la crèche, et le bœuf et l’âne l’adorèrent. » Evidemment, tout cela est bien attrayant et correspond assez parfaitement à la perspective franciscaine. Mais un petit détail nous chiffonne. Personne n’a attendu le XIIIe siècle pour inclure un bœuf et un âne dans les représentations de la Nativité. Depuis très longtemps, les deux animaux figurent presque partout, jusqu’à devenir indissociables de Noël. Mieux encore : on les retrouve sur des sarcophages du IVe siècle – deux cents ans avant que l’évangile du pseudo-Mathieu ne soit rédigé…

Au IVe siècle, le bœuf et l’âne sont déjà là

Conservé au Museo Nazionale de Rome, le sarcophage de Marcus Claudianus (notre illustration) représente la vie de Jésus. Il figure d’une manière assez particulière la Nativité : un enfant couché dans une mangeoire et veillé par un âne et un bœuf. À Milan, dans la basilique Saint-Ambroise, le sarcophage de Stilicon (IVe siècle) est encore plus parlant : tous les autres personnages de la Nativité ont disparu, seuls sont représentés pour la figurer un enfant emmailloté dans une mangeoire, un bœuf et un âne. Il suffit donc au IVe siècle de représenter un nouveau-né et les deux animaux pour que chacun comprenne immédiatement la signification de la scène.

Nous pouvons en déduire que, dans l’Eglise des premiers siècles, le bœuf et l’âne ne sont pas des éléments accessoires de la Nativité : ils y jouent un rôle considérable. Ils doivent même occuper, dans la pastorale, une place centrale. Or, nous rencontrons ici un léger problème : les évangiles canoniques ne mentionnent absolument pas les deux animaux. D’où tire-t-on, au IVe siècle, cette référence ? Elle provient d’Isaïe : « Le bœuf connaît son propriétaire, et l’âne l’étable de son maître, mais Israël ne la connaît pas, mon peuple ne comprend pas. » (Is., I,3.)

Les chrétiens du Ier siècle entendent l’évangéliste Luc leur dire : « Marie enfanta son fils premier-né, elle l’emmaillota et le coucha dans une crèche. » (Luc, 2,7.) La crèche (phatnê, en grec ; praesepium, en latin), c’est la mangeoire, l’auge et, par synecdoque, l’étable. Ils vont donc rechercher dans les Ecritures tous les éléments qui anticipent, annoncent et justifient le récit de l’évangéliste. Il s’agit d’ancrer le Nouveau Testament dans l’Ancien, quitte à inverser la méthode midrashique en faisant de Jésus le point vers lequel tout converge. Et bingo ! le texte d’Isaïe est là. C’est bien le prophète Isaïe qui tient la lisière du bœuf et de l’âne, et fait rentrer les deux animaux dans la crèche.

Deux animaux pour une théologie pas si bête

La première fonction de ces deux figures animales est, donc, de montrer l’accomplissement que représente la Nativité : la naissance du Christ était annoncé par les Ecritures.

Bêtes de somme, le bœuf et l’âne vont se charger d’autres significations au cours de l’histoire. Les Pères de l’Eglise ne seront pas en reste pour alourdir le bât. Au IVe siècle, Grégoire de Nysse écrit : « Le Bœuf, c’est le Juif enchaîné par la Loi ; l’Âne, porteur des lourds fardeaux, c’est celui que chargeait le poids de l’idolâtrie. » Dans les mêmes années, Ambroise de Milan consacre l’âne comme une représentation des païens. Il précise que la seule réalité historique de la crèche, c’est l’enfant qui vient de naître : le bœuf et l’âne ne sont que des allégories. « Tu entends, écrit-il, les cris de l’enfant, mais tu n’entends pas les beuglements du bœuf. »

Accomplissement de la première Alliance et signes que le Christ est venu pour sauver les Juifs aussi bien que les Gentils : voilà ce que nous disent l’âne et le bœuf. Leur présence n’indique pas simplement l’étable, dans laquelle on les trouve naturellement. Elle nous enseigne que Noël est destiné à tous. Voilà, du moins, ce que comprenait le chrétien des premiers siècles, qui avait fait du bœuf et de l’âne les figures centrales de la Nativité.

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