Salut, Alexandre Adler !

par | 20 juillet 2023 | Idées

Alexandre Adler, photo François Miclo

Chère Blandine,

Le devoir m’appelle, en ces jours douloureux, à t’adresser mes plus sincères condoléances, mais c’est dans un état d’infinie tristesse que je le fais. Qu’Alexandre ne soit plus – qu’il ne réponde plus jamais à mes appels, qu’il ne soit plus en retard à nos rendez-vous, qu’on ne puisse plus désormais échafauder aucun plan sur la comète – m’est une idée aussi irreprésentable qu’intolérable. Perdre un ami n’est pas chose légère ; c’est perdre un frère, mais, pire encore, c’est perdre le frère qu’on s’est choisi.

Le monde qu’Alexandre quitte, ce monde qui est le nôtre, continuera assurément à tourner à son rythme et aux spasmes qui lui sont propres, mais il tournera désormais avec moins d’intelligence, avec moins d’amitié, avec moins de joie – toutes choses dont Alexandre était un distributeur à la prodigalité inégalée.

J’ai beau chercher dans ma mémoire et chercher encore ; je ne parviens pas à retrouver le moment où, pour la première fois, j’ai rencontré Alexandre. C’était, je crois, à Paris, à la fin des années 80 ou au début des années 90. Un colloque peut-être, où Bronislaw Geremek me l’avait présenté. À moins que cela fût le contraire. Ce que je sais, c’est que, à l’instant-même où nous nous sommes rencontrés, nous sommes tombés en amitié, quand d’autres tombent en amour. Notre regretté Claude Lanzmann croyait aux amitiés natives et instinctives ; Alexandre m’a convaincu qu’il existait, chez les hommes, des coups de foudre amicaux.

Quelques souvenirs me restent, en dépit de ma mémoire défaillante. Au siège de Courrier international, boulevard Poissonnière, dans son petit bureau, Alexandre m’a reçu un jour. Nous avons passé quatre ou cinq heures à discuter, tandis qu’il lisait la presse étrangère attentivement. Devant lui, une montagne de journaux – anglais, américains, allemands, russes, espagnols, italiens –, qu’il parcourait d’un œil distrait, s’arrêtant juste pour découper un article avec de gros ciseaux, tout en maintenant notre conversation à un rythme allègre. Il stoppe et me questionne : « Tu connais Édouard Boeglin ? » Je lui dis que oui, que c’est un journaliste de L’Alsace. Et Alexandre me fait, aussitôt, tout en continuant à lire attentivement la presse étrangère, une dissertation sur l’évolution politique d’Édouard Boeglin au sein du Parti socialiste, de la Maçonnerie, etc. C’était cela, l’esprit d’Alexandre : capable de synthèses admirables et de rapides raccourcis, tout en maîtrisant les détails les plus méconnus. En y songeant, il y avait du Proust chez Alexandre : l’art conjugué de la synthèse et du détail, mais également – réflexion d’un stupide bergsonien – la pensée et le mouvant.

D’autres souvenirs viennent. Présentant, dès 1994, les Mercredis de l’Histoire, sur Arte, Alexandre venait chaque semaine dans les locaux de France 3 Alsace pour faire un direct. Cela a duré je ne sais combien d’années. J’étais étudiant à la fac de philo de Strasbourg. Chaque semaine, Alexandre Adler m’appelait. On se retrouvait dans l’un ou l’autre restau strasbourgeois. Et on se prenait à refaire la France, l’Europe, le monde. On buvait beaucoup, on mangeait beaucoup, on parlait beaucoup, on rêvait beaucoup. « Beaucoup » est certainement l’adverbe qui correspond le mieux à Alexandre, à sa perpétuelle et insatiable boulimie de savoirs, d’amitié et de nourriture. Peut-être, dans ce « beaucoup », dans cette boulimie tout azimut, verra-t-on la marque de celui qui savait appartenir à un peuple auquel le XXe siècle aura tout refusé, jusqu’à son existence.

Une autre image d’Alexandre me revient. C’était en 1995, à Épinal : dernier meeting de la campagne présidentielle de Jacques Chirac. Philippe Séguin fait un discours splendide. J’étais responsable des jeunes RPR des Vosges à l’époque. Séguin m’avait demandé de faire venir 1000 jeunes pour ce dernier meeting. Comme j’en avais 700 dans ma fédération, j’avais alloué des cars pour en faire venir 300 ou 500 d’Ile-de-France. J’avais réservé un grand restaurant, le « Spinagrill » pour sustenter tout ce monde là : 10 francs, pizza, dessert et vin compris. Ni Chirac, ni Séguin ne vinrent nous rendre visite. Un seul était là, parce qu’il avait été communiste, parce qu’il avait une certaine conception du peuple, c’était Alexandre Adler. Garçons et filles venaient le voir. À l’époque, les selfies n’existaient pas. Le patron du restaurant, Lulu, avait apporté un rouleau de nappe en papier, rouleau que déchirait Alexandre pour signer des autographes…

Bien d’autres choses me viennent à l’esprit. J’ai les yeux tellement embués. La tristesse, la détresse, le désespoir ? Non, juste le sordide sentiment d’avoir perdu un frère dans l’ordre de l’esprit. Alexandre partageait l’idée que Golda Meir exprimait après la Shoah : « Le pessimisme est un luxe qu’aucun juif ne peut plus se permettre. » Et Alexandre Adler, lecteur attentif de Marc Bloch, était vivifié d’un esprit d’optimisme permanent. Il avait une conviction profonde : «  Les gens attachés au bien finissent toujours par l’emporter. »

Revenons à Épinal. C’était en 2019. Mon ami, Stéphane Viry, député d’Épinal, me demande si je peux faire venir Alexandre Adler pour une conférence à la fac de Droit. J’appelle Alexandre. Il refuse. Il hésite. Il argue que sa santé est assez chancelante. Je lui dis que sa venue serait une manière de boucler la boucle. J’ajoute également que je connais bien les Vosgiens : gens fidèles, gens au cœur pur. Alexandre cède à mes petits arguments. Il rencontre Stéphane Viry : un coup de foudre d’amitié se passe entre eux. Plus de 400 personnes sont au rendez-vous dans le grand amphi de la fac de droit. Beaucoup dehors.

Chère Blandine,

Alexandre n’est plus. À cette nouvelle, j’ai pleuré toutes les larmes que mes yeux peuvent pleurer. Et je pleure encore. Nul ne pourrait se résoudre à voir partir un ami tel que lui. Tant de choses nous ont liés ; tant d’événements nous ont réunis, assemblés, liés, unis dans des combats vaillants. Un monde sans Alexandre n’est plus, dans mon cœur, vraiment un monde. Alors, je pleure, chère amie. Et chacune de mes larmes est une prière pour que notre Père éternel accueille Alexandre en son royaume.

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