Littérature télévisuelle : la bêtise connaît des états purs

par | 8 juin 2023 | Idées

Franz Kafka

C’était le 31 mai dernier sur France 5, dans l’émission animée par le sémillant Augustin Trapenard, « La Grande Librairie », la dernière de la saison – et, peut-être, la dernière tout court. Il était alors question de réunir des écrivains pour évoquer leur « Bibliothèque idéale » et parler des « classiques » de la littérature. Sur le plateau, un aréopage d’auteurs à succès (plutôt qu’à talent) avait été choisi : Philippe Besson, Faïza Guène, Mathias Enard, Katherine Pancol, Caryl Ferey et Chloé Delaume.

Haïr la littérature : nous répondons présents !

Que se passa-t-il ? Rien, d’un point de vue littéraire et intellectuel. Tout, du point de vue de ces prétendus « écrivains », qui ont érigé en principe absolu l’exécration de toute littérature possible – une chose pas étonnante pour des gens qui n’en font pas et qui n’en feront sans doute jamais.

On a ainsi assisté au spectacle assez navrant d’un Mathias Enard démolissant Stendhal, à la manière du premier Taliban venu, qui vous fait exploser les bouddhas de Bâmiyân quand ça lui chante. Même pas peur. Avec en supplément, un ricanement gras, laid, bête, petit, le ricanement de celui qui sait que ses propos le caractérisent physiquement autant que moralement.

Mais l’apothéose – plus exactement le naufrage absolu, genre Radeau de la Méduse sans Géricault ni radeau d’ailleurs – fut atteinte par une certaine Faïza Guène. Elle se met à dézinguer La Métaphormose de Franz Kafka :

« En gros, c’est un mec qui se lève un matin. Il a la flemme. Il va pas au travail et il se transforme en cafard. Je vous le fait vraiment très grossièrement. Et voilà. Et alors, euh, je comprends, avec le recul et à mon âge, la métaphore, euh, et ce qu’il peut y avoir de très fort et de très important dans ce texte, mais vraiment, je tiens à parler de, comme un classique, je l’ai lu, jeune et, donc, voilà comment je l’ai reçu. Je l’ai reçu comme un texte, mais désespérant. Alors je sais que je suis un peu « Candy shop » avec mes histoires du Petit Prince, mais je préfère ça, à seize ans, à la Métamorphose de Kafka. Parce que je fais encore une alerte spoiler comme, tout à l’heure, Katherine, il meurt à la fin, seul, dans sa chambre, asséché. C’était le terme exact. […] Ouais, et j’ai envie de dire, euh, il se transforme en cafard, et alors ? […] Moi j’avais envie de lui foutre un coup de Baygon à la page 50… »

Admirons instantanément le style, la syntaxe, la hauteur de vue qui qualifient aujourd’hui les grands écrivains que l’on invite sur le service public… Vous avez aimé Julien Green ou Philippe Sollers chez Pivot ? Rendez-vous désormais avec MachineChose invitée chez MachinTruc. Vive le progrès !

Sur le coup, il faut reconnaître à Mathias Enard, Katherine Pancol et Chloé Delaume d’avoir défendu Kafka devant une telle avalanche de bêtises.

Aimer Kafka, pour de bon ?

Parce que la petite nouvelle qu’est la Métamorphose reste pour la littérature (et la littérature vraiment générale que défendait René Étiemble, c’est-à-dire la littérature mondiale, universelle, celle qui s’adresse au cœur humain puisque c’est l’Homme qui est son unique objet, depuis les Grecs et les Latins jusqu’aux Français, aux Allemands, aux Anglais et jusqu’à tout le genre humain lorsqu’il se met en quatre pour produire des œuvres de l’esprit), cette petite nouvelle de Kafka, donc, est certainement, dans l’ordre littéraire, la forme la plus absolue de la métaphore (l’humain oppressé par son entourage et se muant en insecte, jusqu’à en mourir), mais c’est aussi la prémonition la plus éclairée de ce que le XXe siècle allait engendrer comme métaphore prise au propre, prélude à tout totalitarisme, voire à tout génocide.

D’une chose à l’autre. Primo. Chez Madame MachinChose, qui vend des bouquins comme la première influenceuse venue, nul n’ira la chercher sur le terrain de la critique littéraire. La critique littéraire est établie. Tout comme la critique musicale. Les « J’aime / J’aime pas » n’ont pas cours en ce domaine. Toute critique est fondée dans un ordre qui s’appelle la rationalité. Parce que la vraie critique (qui est, au fond, le produit ultime des Lumières) se fonde en raison, non en sentiment.

Secundo. L’art des tropes et des métaphores (que Kafka porte à son point absolu dans La Métamorphose) est un art rigoureux. Excessivement rigoureux. Quand Madame MachinChose décide de gazer Kafka « dès la 50e page », on peut évidemment, comme nous le suggère l’ami Guy Konopnicki, se demander si l’inconscient antisémite ne serait pas à l’œuvre dans tout ça.

Concluons. Que de tels plateaux soient organisés sur des chaînes privées ne me dérangerait pas. Mais que l’État finance, non plus avec la redevance mais avec nos impôts, de tels débats littéraires, où sont conviés les moins écrivains de nos écrivains contemporains, m’agace un peu.

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